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Thierry Klifa (La Femme la plus riche du monde) : « Je pouvais mettre ma caméra là où aucun documentaire ne rentrera jamais »

par | 28 Oct 2025 | CINEMA, Interview, z - Milieu

Avec La Femme la plus riche du monde, Thierry Klifa adapte librement l’affaire Banier-Bettencourt pour en faire une comédie burlesque, drôle et féroce portée par un casting de comédiens au sommet de leur art. Rencontre avec le réalisateur.

Pour écrire La Femme la plus riche du monde, vous vous êtes inspiré de l’affaire Banier-Bettencourt. Est-ce que le déclencheur pour ce scénario était d’aller chercher l’intime derrière le scandale et l’affaire publique dévoilée dans les médias ? 

Bien sûr ! Quand le fait divers est sorti dans la presse et que le scandale a explosé dans le monde entier, ça m’avait un peu intéressé, mais plutôt comme un roman photo ou une telenovela qui se passe chez les ultra-riches.  Ce n’est pas commun et cela l’était encore moins à cette époque où tout était beaucoup plus secret. Ils étaient comme une sorte d’entité. L’affaire de famille se transformait en affaire d’état et moi je voulais regarder par le trou de la serrure. J’ai découvert que ces trois protagonistes principaux avaient été cantonnés à des sortes de caricatures, ce qui arrangeait tout le monde. Il y a cette milliardaire esseulée, cette fille mal aimée et ce photographe, trublion parasite. J’ai voulu enquêter ! Je me suis beaucoup documenté, j’ai passé une année à ne faire que ça pour voir s’il y avait un film et j’ai découvert que cette histoire avait été beaucoup racontée par la fin, mais jamais par le début. Et là, les enjeux sont un peu différents parce qu’ils deviennent plus intimes. C’est une histoire d’amour et de désamour, celle d’une fille qui comprend que sa mère est capable d’aimer comme elle ne l’a jamais aimé.

On a le sentiment que cette femme la plus riche du monde a besoin de liberté et d’amour… Qui est Marianne pour vous ? 

La vision qui était donnée de cette milliardaire était plutôt misogyne. Elle était représentée comme une sorte de marionnette qui s’était fait manipulée en mettant totalement de côté le fait qu’elle était remarquablement intelligente, très indépendante d’esprit, qu’elle était une femme d’affaires avisée, qu’elle était très belle. On montrait une image d’elle qui n’avait aucun libre arbitre et ça n’était pas vrai. En passant par l’intime, je me suis aperçu que cette histoire qui tient autant du roman balzacien que de la tragédie shakespearienne était aussi traversée par la grande Histoire. On n’avait peu vu au cinéma cette grande bourgeoisie catholique, traditionaliste, industrielle qui s’est souvent construite sur les cendres de la guerre, de la collaboration voire d’une certaine forme d’antisémitisme. 

Pourquoi faire le choix de la comédie pour raconter cette histoire ? 

D’abord, parce que il y a des situations où ces personnages sont hors sol. Je savais qu’on ne pouvait pas faire pleurer avec les ultra riches. Contrairement à mes autres films qui traitent de la famille, je ne cherchais pas l’empathie, par contre je cherchais à leur donner une certaine forme d’humanité qui est évidemment exacerbée par le scandale ! Ça ne me gênait pas de montrer la part la plus sombre de ces personnages sans chercher à romantiser l’histoire du photographe et de la milliardaire. 

La réalité est toujours plus folle que la fiction. C’est un fait. Comment avez-vous travaillé le scénario, avec Cédric Anger et Jacques Fieschi, pour transformer cette histoire réelle rocambolesque en fiction ? 

Effectivement, je n’aurai pas pu imaginer ces personnages. Au départ, avec Cédric Anger, on a commencé à écrire à partir de la documentation et des recherches que j’avais fait. Mais on était resté trop fidèles à la vraie histoire. Puis, on est allé voir Jacques Fieschi qui a changé les noms, resserré la temporalité… ça m’a évité tous les pièges de la reconstitution et de ce qui allait avec sur le tournage comme mettre des prothèses aux comédiens. On s’est éloigné au maximum du biopic. Pour les acteurs, ils sont partis uniquement du scénario et non du réel. Tout n’est pas vrai mais rien n’est faux. Et puis, je pouvais mettre ma caméra là où aucun documentaire ne rentrera jamais, ni aucun journaliste. J’ai aussi enquêté sur ce milieu que j’avais déjà pu observer quand j’étais enfant. Ce sont des maisons où tout est très codifié. Ils ont leur lois, leur morale, leur éducation… Il n’y a jamais aucun bruit, ni d’aspirateur, ni de portes qui claquent. On ne voit jamais un domestique laver une fenêtre. Ils sont comme des ombres qui longent les murs. Tout ça m’a donné une idée du visuel du film que ce soit la décoration, les couleurs ou les costumes. Et la comédie a aussi permis d’éviter le film dossier qui est le vrai danger quand on traite d’un fait divers même s’il est extraordinaire comme celui-ci. 

Il y a quelque chose de fondamental dans la comédie, c’est l’art de la réplique qui correspond à chaque type de personnage. Comment on trouve cette tonalité féroce et drôle ? 

En fait, il y a beaucoup de dialogues qui sont rapportés directement de leurs échanges. Il existe une correspondance de plus de 5000 lettres ou fax. Le photographe a tout consigné dans des carnets de bord au jour le jour qui on été réquisitionnés et rendus en partie public. Il y avait aussi les écoutes. On s’est basé dessus pour faire un film qui passe par l’oralité dans lequel le dialogue fait avancer l’action et les personnages. Il fallait que chaque personnage ait une façon bien distincte de s’exprimer. Marianne est issue de la grande bourgeoisie et a un sens de la réplique et de la répartie qui lui fait employer des mots très précis et de grandes phrases. Le photographe vient du milieu germanopratin. Il était écrivain et ils se rencontrent dans ce plaisir de l’échange verbal. Ce sont des personnages qui n’existent pas dans le cinéma français. Et je n’aurai jamais pu les inventer, c’est ce qui m’a amusé. C’est pareil pour les comédiens, ils n’avaient jamais joué ça et ils ne rejoueront plus ces personnages qui sont des prototypes. Chacun court après sa motivation et je préfère un film qui questionne plutôt qu’un film qui donne des réponses. 

Vous parliez des comédiens, on a le sentiment qu’il y a une certaine logique dans votre casting qui s’accompagne d’une double lecture par rapport à leur place dans le cinéma aujourd’hui… Par exemple, la filiation entre les actrices Isabelle Huppert et Marina Foïs qui sont deux comédiennes qui peuvent aller aussi loin dans le drame que la comédie, c’était une évidence pour vous ?  

Évidemment que ce personnage iconique, je le fais jouer par une icône. Ce qui est intéressant c’est de jouer avec cette double lecture. Ce n’est pas innocent pour le cinéphile que je suis d’y voir un jeu de miroir. Et oui je ne voyais que Marina Foïs pour incarner la fille d’Isabelle Huppert parce que ce sont deux actrices qui ne cherchent pas à plaire à travers leur personnages, ni à les sauver. Pour Laurent Lafitte, je trouve qu’il a pris une dimension profonde au fil des années, sûrement grâce à la Comédie Française et à ses choix, il me fait beaucoup penser à Michel Serrault. Ils ont tous compris leur personnage directement. Pour le majordome, qui est une figure emblématique de cinéma, Raphaël Personnaz était parfait. Je ne voulais pas qu’il soit la morale du film ou celui qui distribue les bons points. Évidemment, il est le trait d’union avec les spectateurs car c’est lui qui va être broyé par ce milieu. Il passe de la fascination à l’effroi. J’ai décidé de styliser Raphaël, de lui donner un look pour le rendre trouble ou ambigu. Il y a un rapport de classe qui s’installe aussi avec le personnage de Fantin qui est odieux, et le sexualise en permanence avec beaucoup d’agressivité. On rit d’horreur à ce moment-là.

Vous qui êtes un réalisateur amoureux des actrices et des acteurs, comment travaillez-vous avec eux ? 

Ce qui compte avant tout pour moi c’est la collaboration et de voir tout ce que chacun peut amener au film à tous les niveaux. Ils ne venaient pas seulement pour leur partition. Je ne crois pas beaucoup à la direction d’acteurs. Je pense qu’elle commence à partir du moment où on choisit l’acteur et qu’il accepte le scénario. Ensuite je leur confie le personnage et je deviens le premier spectateur. Si je savais à l’avance ce qu’ils vont faire ça ne m’intéresserait pas. Je ne savais pas comment Laurent Lafitte allait jouer Fantin, ni comment Isabelle Huppert allait interpréter Marianne… Je l’ai découvert sur le plateau et ça c’est formidable car après on cherche ensemble sachant que le niveau de jeu était déjà très haut. La première scène que nous avons tournée, c’est celle du déjeuner en Grèce où ils sont tous réunis, ce qui est vraiment très casse-gueule pour un metteur en scène. Cinq minutes avant, ils discutaient, plaisantaient ou se concentraient mais quand j’ai dit « Moteur ! », chacun est devenu son personnage et, tout d’un coup, j’ai vu le film et ça m’a donné une vision assez pointue de ce qu’allait être chaque personnage. Je me souviens que Raphaël Personnaz a un peu serré la mâchoire et a mis des lunettes, puis, j’ai vu chez Marina Foïs une forme d’opacité… Et ils le reconnaissent aussi ! Cette scène a donné le ton du film, ça m’a confirmé que l’on faisait tous le même film et ça montrait à chacun la place qu’il allait avoir. 

Réalisé par Thierry Klifa. Avec Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Marina Foïs, Raphaël Personnaz… 2h03 – Haut et Court – En salles le 29 octobre 2025.

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