Cinéphile professionnel pendant une dizaine d’années à la rédaction de Studio Magazine, Thierry Klifa a traversé le miroir pour devenir réalisateur et faire tourner ses idoles. Alors qu’il préside le Jury Atlas du Festival d’Arras, il se livre à FrenchMania sur ses rêves d’enfant, ses années de journalisme et revient sur ses films qui sont autant de déclarations d’amour à ses acteurs et à ses maîtres qu’il a tant vus à l’œuvre. Avec en guest stars : Catherine Deneuve bien sûr, Fanny Ardant évidemment et André Téchiné, son ami, à qui il a consacré récemment un très beau documentaire. Rencontre avec un réalisateur passionné et généreux.
FrenchMania : Quelle a été pour vous la première image vue en salles, celle qui vous a marqué à jamais ?
Thierry Klifa : La première image de cinéma en salles, c’est La Belle au Bois-Dormant, le premier film que j’ai vu et je m’en souviens de manière très forte, j’avais 4 ans. Et après, il y a eu deux films qui m’ont énormément marqué pour des raisons différentes, c’est Peau d’Âne évidemment, qui est resté un choc énorme et Eglantine, un film de Jean-Claude Brialy passé étrangement aux oubliettes. J’étais très proche de ma grand-mère et le film racontait une passion entre une grand-mère et son petit-fils, cela m’a énormément touché car il était un miroir de ma propre histoire et j’avais 6 ans. Je l’ai en cassette mais je ne l’ai jamais revu. Il est resté très méconnu parmi les films réalisés par Jean-Claude Brialy.
Comment s’est construite cinéphilie à l’adolescence ?
Thierry Klifa : Ma cinéphilie, elle a d’abord suivi celle de ma grand-mère qui m’a beaucoup élevé et qui adorait la littérature, le théâtre et le cinéma. Elle a forcément beaucoup influencé mes goûts, elle m’a éduqué. Ce que j’aimais avant tout c’était d’être au cinéma, d’être dans une salle de cinéma. Et puis il y a eu ma première rencontre avec Catherine Deneuve via un écran et elle a été prépondérante car très vite, j’ai eu envie de la voir dans d’autres films, et comme elle est une porte ouverte sur tous les cinémas …Cela aurait été plus compliqué si j’étais tombé amoureux d’une actrice à la carrière éphémère ! Je fais partie de la génération “magnétoscope” et j’ai vu essentiellement des films français et j’ai découvert Demy, Truffaut, Sautet, un peu plus tard Pialat, Resnais et, bien sûr, André Téchiné. Donc ma cinéphilie s’est construite sur le plaisir d’être en salles, ce qui reste pour moi un endroit magique et celui que j’ai longtemps préféré à tous les autres, mon obsession, ma passion, mais aussi en piochant des cassettes dans les vidéo-clubs. Cela s’est affirmé, affiné. Je découvrai un Demy, j’avais envie de voir tous les autres, un Truffaut et c’était reparti, … On pouvait tout découvrir dans l’ordre ou dans le désordre. Quand il a sorti la collection “Les Films de ma vie” en VHS, François Truffaut disait qu’avant il fallait attendre 5 ans pour revoir Sérénade à trois à la télévision et que, grâce aux vidéo-clubs, il y a eu la possibilité de tout voir quand on voulait !
A quel moment la bascule se fait d’envisager de faire du cinéma votre métier ?
Thierry Klifa : Très jeune ! Très très jeune ! J’ai vraiment appris la vie à travers les films et je n’ai eu de cesse après de retrouver les sensations éprouvées à travers les films dans ma vie, parfois à mes dépends parce que je trouvais souvent que ce que je vivais était moins intéressant que ce que je voyais. Fanny Ardant m’a dit un jour que c’est un métier qu’il fallait faire avec la “certitude des fous” et c’est vrai. Je n’avais aucun rapport avec le cinéma, et mes parents m’ont même emmené chez un psy parce que je ne travaillais pas à l’école et que je voulais “faire du cinéma”. Le psy m’avait conseillé de trouver un vrai métier pour la semaine et d’aller au cinéma le week-end ce qui était bien suffisant ! C’était un peu rude ! La chance que j’ai eu c’est ma rencontre totalement imprévue quand j’avais 17 ans avec Patrick Bruel. C’était 3 ou 4 ans avant “Casser la voix”, il venait de faire Attention Bandits de Claude Lelouch. Je prenais un petit déjeuner à Saint-Tropez après une soirée, avec des amis, et il est passé en scooter. Une de mes copines était très émue de le voir et il est resté avec nous jusqu’à 10 heures. Je l’ai tanné de questions sur le cinéma, et, à la fin, il m’a dit qu’il était sur que je ferai du cinéma un jour et qu’il jouerait dans mon premier film ! Sa mère avait été lectrice au Seuil donc il lui a fait suivre un premier roman que j’avais écrit et a suivi mon travail. A un moment donné, j’ai compris que les études, même la Fémis, ça allait être long et compliqué, j’étais inscrit à la Sorbonne, je faisais du télémarketing ou tenais le standard d’un expert-comptable que des choses qui me passionnaient ! J’aimais beaucoup lire Studio et j’ai demandé à Patrick s’il connaissait quelqu’un chez eux. Ça tombait bien, il jouait régulièrement au poker avec Marc Esposito et me l’a présenté ainsi que Jean-Pierre Lavoignat. Ils m’ont fait écrire quelques papiers, ça leur a plu et ils m’ont embauché en mars 1991 puisqu’il cherchait à rajeunir et à renouveler l’équipe du magazine. Ils m’ont emmené à Cannes deux mois après, cela a été extraordinaire ! Je leur ai dit “Je ne vais pas rester longtemps parce que je veux faire des films” et cela a été 10 ans de ma vie. vraiment magiques puisque j’ai pu voir travailler et rencontrer tous ceux qui m’avaient fait rêver pendant mon adolescence !
Et qu’est-ce qui a déclenché le fait de sauter le pas ?
Thierry Klifa : Il y avait une nécessité au fond de moi et il ne fallait pas que je m’endorme. A chaque fois que j’allais sur un tournage, cela me galvanisait et quand je rentrais, j’écrivais pour le magazine mais aussi pour moi. J’ai écrit un court-métrage qui s’appelle Emilie est partie et je l’ai tourné avec Danielle Darrieux, Sandrine Kiberlain et Michaël Cohen, mon meilleur ami avec qui je séchais les cours pour aller au cinéma. Et tout s’est enclenché de façon assez naturelle. J’avais commencé à écrire mon premier long métrage avec Christopher Thompson qui est un de mes proches depuis le tournage des Marmottes et, entre le court-métrage et la préparation d’Une Vie à t’attendre, il s’est passé une année pendant laquelle j’ai continué a être pigiste pour Studio mais je ne pouvais plus écrire de critiques. Il me semblait que je ne pouvais pas être juge et partie, c’était ma déontologie personnelle. Le film s’est fait, Patrick Bruel à tenu sa promesse et on a fait 1 million d’entrées dans une forme d’inconscience.
Comment avez-vous vécu la sortie, le succès critique et public de votre premier long métrage ?
Thierry Klifa : J’avais un peu l’impression d’être les Beatles en allant en tournée en province avec Patrick Bruel ! J’ai connu ça avec Nekfeu quelques années après ! C’était très étrange. Le film a vraiment cartonné et je ne me suis rendu compte de rien, j’ai même fait une sorte de dépression. J’avais l’impression d’avoir atteint mon rêve – même si je ne dis pas que j’ai fait Citizen Kane ! – et de ne plus avoir de désir. Je n’ai absolument pas profité du succès, j’étais très angoissé et on s’est tout de suite remis au travail avec Christopher.
Sur l’écriture du Héros de la famille qui était une saga familiale assez sombre ?
Thierry Klifa : Oui ! Un film qui a eu une très bonne presse mais les gens s’attendaient à voir une comédie familiale alors que le film est beaucoup plus tordu, plus baroque que ça ! Mais on m’en parle souvent, il faut dire qu’il y avait un casting incroyable. C’était un tournage qui a été très heureux et qui a marqué ma rencontre professionnelle et décisive avec Catherine Deneuve. Cela a été une rencontre magique, il y pour moi un avant et un après. Le film a fait près de 800.000 entrées mais je pense qu’il y a vraiment eu un malentendu notamment sur la date de sortie près de Noël alors que ce n’était vraiment pas un film de Noël !
Il y a ensuite près de 5 ans avant de revenir avec Les Yeux de sa mère en 2011…
Thierry Klifa : J’ai vécu un deuil qui m’a pulvérisé, j’ai perdu ma grand-mère et je n’arrivais plus à écrire, mon désir de cinéma était tellement lié à elle que je me suis retrouvé dans un trou noir. Je me suis remis en selle en écrivant Bus Palladium avec Christopher Thomson, un film personnel et très complexe au niveau narratif, c’est très ambitieux et je m’identifiais beaucoup au personnage de Nicolas Duvauchelle qui était dans le deuil et qui ne parvenait pas à s’en sortir. Les Yeux de sa mère, c’est un film auquel je suis très attaché parce qu’il raconte ça aussi. André Téchiné m’avait dit “Ce n’est pas un film sur le deuil mais sur la consolation“. Je me suis senti beaucoup plus libre en termes de mise en scène, c’est aussi ma rencontre avec Julien Hirsch, mon chef opérateur, et tout m’a paru plus léger. Et même si on avance masqué, c’est un film vraiment très personnel, qui parle de la personne que j’ai longtemps été : quelqu’un qui observe les gens, notamment en tant que journaliste, sans jamais vivre sa propre vie. Je n’avais pas le recul nécessaire pour l’analyser. Et puis c’était le prolongement de ma collaboration avec Catherine parce qu’on a commencé à beaucoup se voir, se fréquenter, à aller au cinéma ensemble, à échanger des livres, des séries, ce n’est pas anodin. Le film a été très bien reçu par la presse et il a pas mal marché en salles. Et c’est un film dont beaucoup de gens du métier m’ont parlé. Pour moi les films ne sont que des moyens de continuer à vivre, je n’analyse pas trop.
Avant d’enchaîner avec Tout nous sépare, il y a eu le début d’une collaboration théâtrale avec Fanny Ardant avec qui vous avez monté trois pièces très différentes, comment cela a-t-il commencé ?
Thierry Klifa : C’est une aventure incroyable. Je l’avais rencontré quand je faisais des lettres ouvertes à la radio lorsque j’étais chez Studio. je témoignais de mon admiration avec ma jeunesse et mon inconscience. C’était en direct et je me souviens notamment de Claude Sautet qui était en larmes à la fin de ma lettre. J’en avais fait une pour Fanny Ardent. J’avais essayé de la rencontrer lors d’un reportage sur le tournage de Désiré de Bernard Murat et elle n’a eu de cesse de m’échapper ! Elle m’avait glissé un jour : “il faut écrire“. Et je lui avais proposé un rôle qu’elle avait refusé. Je lui ai rappelé que c’était elle qui m’avait poussé à écrire et elle m’a répondu : “On ne pousse que ceux qui sont au bord du précipice“. Tout est parti de mon envie de faire découvrir le texte de Joan Didion, L’Année de la pensée magique qui m’avait vraiment aidé à vivre à la mort de ma grand-mère. Il y avait une adaptation théâtrale avec Vanessa Redgrave à Broadway et à Londreset j’ai tout fait pour récupérer les droits. J’ai déposé le texte à Fanny, elle m’a dit oui mais je n’avais jamais fait de théâtre ! Il m’a fallu apprendre pour faire une vraie mise en scène cinégénique de ce monologue. J’ai demandé à Julien Hirsch de faire la lumière, à Emmanuelle Duplay qui avait fait les décors des Yeux de sa mère et de Bus Palladium, avant ceux de 120 battements par minute et de Grâce à Dieu, de travailler avec nous et à Alex Beaupain d’écrire la musique et une chanson. C’était incroyable et ça a été un carton. Fanny a ensuite exprimé le souhait de faire une pièce avec Nicolas Duvauchelle, on a donc monté Des journées entière dans les arbres qui a très bien marché aussi. C’est aussi elle qui a eu envie de faire une pièce à la Jacqueline Maillan et qui a fait que nous avons monté Croque Monsieur ! Le décalage était vraiment intéressant, notamment face à Bernard Menez !
Comment arrive Tout nous sépare ?
Thierry Klifa : Quand j’ai écrit Tout nous sépare et ce personnage très terrien pour Catherine Deneuve, je lui ai dit “Si vous ne le faites pas, je ne fais pas le film parce que vous êtes la seule à pouvoir incarner ce rôle, il y a vous et Clint Eastwood“. Elle m’a répondu “Laissez Clint Eastwood où il est“!
On peut dire que le film a été un peu moins bien reçu que les précédents ?
Thierry Klifa : C’est très bizarre. Les premières projections de presse se sont bien passées, on a même fait la couv des Inrocks, mais certains n’ont pas compris le film, sont passés à côté. J’ai gardé des thématiques qui m’étaient chères mais je l’ai vraiment fait comme un film noir. Le public de Catherine Deneuve a trouvé le film trop “violent” et personne dans le milieu du cinéma ne connaissait vraiment Nekfeu. Les fans de Nekfeu s’attendait peut-être à un film plus spectaculaire, moins “auteur”. C’est un film qu’on a fait pour très peu d’argent, les acteurs l’ont fait quasiment gratuitement. Dès que Nekfeu était là pour les avant-premières on a fait des cartons incroyables ! Je n’ai pas trop lu les critiques, j’ai entendu des choses via mon attaché de presse. Je les lis rarement à vrai dire, sauf quand je connais bien ceux qui écrivent ! Mais en tout cas, Nekfeu était vraiment bien, il tenait tête à Catherine sans se forcer. Dès la première scène qu’on a tourné, Catherine m’a dit “Ca va être très bien” ! Je ne l’ai pas revu et c’est encore trop proche pour en parler. J’ai en tout cas gagné un nouveau public grâce à Nekfeu !
Il y a enfin eu dernièrement ce très beau documentaire sur André Téchiné avec de nombreux témoignages, des archives incroyables et l’impression qu’il disait des choses qu’il n’avait jamais dites. Quelle a été la genèse de ce film ?
Thierry Klifa : Ce sont deux productrices avec qui j’avais fait un doc sur les César avec Thierry Chèze il y a très longtemps (30 ans de César, 2005, NDLR) qui avaient cette idée. Je leur ai dit qu’il détesterait ça, il est très réservé. Finalement, il a accepté en se disant que cela nous permettrait de passer du temps ensemble puisque nous sommes très amis. Je l’ai vraiment écrit comme on écrit un scénario, et je l’ai fait comme une lettre d’amour qu’il ne lira jamais. Je me sis replongé dans ses films que j’ai revus plusieurs fois. J’ai fait un portrait que je voulais le moins objectif possible en mettant en avant certains films, certains pans de sa carrière. Ce qui a été formidable, c’est que tout le monde m’a fait confiance et j’ai plongé dans 50 ans d’archives de l’INA pour trouver des pépites comme la post-synchro des Soeurs Brontë, Jeanne Moreau sur le tournage de Souvenirs d’en France, … Je voulais mettre en avant osn cinéma avec les extraits choisis, je voulais des plans simples face caméra sur les acteurs, une belle lumière sur laquelle j’ai travaillé avec Guillaume Schiffman, de la musique avec Alex Beaupain qui a réussi à faire chanter Isabelle Adjani. Elle a témoigné sans être filmée ce qui s’est très bien intégré et ce qu’elle a raconté, seule elle pouvait le raconter au vu de sa relation très forte avec André. C’était impressionnant pour moi de me remettre das la position de l’intervieweur devant Catherine Deneuve, et devant André. Il ne fallait pas aller trop loin dans l’intimité mais ils ont dit beaucoup de choses. Le documentaire a cartonné sur Arte.
Et, via ce documentaire, vous dites beaucoup de choses de vous également…
Thierry Klifa : Oui, beaucoup ! Je ne l’ai pas fait comme ça mais c’est subjectif, orienté. Il y a plein de questions que je posais à André qui sont des questions que je me pose. En cours de tournage et de montage, je me suis dit que ce n’était pas anodin que je fasse ce portrait, cela m’a beaucoup appris, apporté et aidé. Pour moi Téchiné, c’est comme un chanteur populaire qui a fait énormément de tubes, et ces tubes-là finalement, je les partage avec plein d’autres personnes. Mes questions étaient celles que tout le monde se posait et parlait aussi de moi.
Ce travail de questionnement va-t-il forcément influencer votre prochain film ?
Thierry Klifa : Évidemment ! Revoir ses films, ses mises en scène, ce sont des leçons ! C’est pensé, c’est chiadé, c’est politique. Cela a été 6 mois hantés par son cinéma. A priori, si tout va bien, je devrais tourner en avril un film que j’ai écrit avec Cédric Anger mais je ne peux rien vous dire de plus pour l’instant.
Le documentaire André Téchiné, cinéaste insoumis, précédemment diffusé sur Arte, est à (re)voir en ce moment sur Ciné+ et en replay sur MyCanal.