Se souvenir des belles choses
On voit mieux avec les yeux du cœur : le huitième film de la Japonaise Naomi Kawase, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes, est une histoire d’amour sombre et lumineuse à la fois. Que serait le cinéma sans la lumière ? Sans elle, pas de camera obscura, pas de couleurs, pas d’images sur l’écran, pas de frères du même nom. Si le cinéma n’existe pas sans elle, comment ceux qui ne la voient pas peuvent-ils voir le cinéma ? Peut-on comprendre ce qu’on ne voit pas, et vice-versa ? C’est autour de ces questions que se déploie Vers la lumière, le nouveau film de Naomi Kawase.
De retour à Cannes après Still The Water en 2015, une histoire d’adolescence et de deuil en compétition, et Les délices de Tokyo, dramédie culinaire en ouverture Un Certain Regard l’an dernier, la cinéaste japonaise signe ici une déclaration d’amour aux amoureux du cinéma. On y découvre l’histoire de Misako (Ayame Misaki), une jeune femme passionnée par les images et les mots : elle travaille à l’adaptation de films en audiodescription. Entre deux visites à son village natal pour prendre soin de sa mère atteinte d’Alzheimer, elle travaille avec des aveugles et malvoyants, cherchant les bons mots à placer sur la bande son, pour rendre le septième art accessible à ceux qui le voient avec l’œil intérieur de leur imagination. Comment trouver la bonne distance, décrire sans juger, ne pas trahir les intentions du cinéaste ? Comment savoir laisser place au silence aussi, pour permettre l’émotion ? Les bien-voyants n’en ont souvent pas conscience, mais c’est un exercice extrêmement délicat. Et parfois carrément désagréable, comme on le voit dans certaines scènes du début où Misako perd patience face aux critiques répétées de son groupe de travail. Et en particulier celles de Nakamori (Masatoshi Nagase), un quadragénaire bourru qui n’est pas né avec la cécité : c’est un photographe de renom qui est en train de perdre, peu à peu, l’outil qui lui permet de travailler, et avec, sa joie de vivre.Malgré un début difficile, une relation particulière va se nouer entre cette jeune fille en train de perdre sa mère, et cet homme qui perd sa lumière.
Par touches, Naomi Kawase esquisse le chemin qu’ils vont faire l’un vers l’autre. Dans le style tout en retenue et en finesse, et Kawase place sa caméra au plus près des visages, captant la moindre de leurs micro-expressions. C’est évidemment loin d’être un hasard pour un film qui parle avant tout de la capacité à voir. La lumière y occupe bien sûr aussi un rôle central, et le chef opérateur Arata Dodo la distille avec parcimonie : départ confinée aux intérieurs sombres et aux néons de la salle de travail, la photographie du film va elle aussi peu à peu vers la lumière, finissant par irradier l’écran avec les teintes dorées du soleil couchant. Mais si la lumière est un élément central, le son y occupe aussi une place de choix. Habituellement partisane d’un cinéma peu loquace, Kawase se répète ici parfois, comme quand elle nous dit à plus d’une reprise que « rien n’est plus beau que ce qu’on voit pour la dernière fois ». Comme si les mots cherchaient à se substituer aux images, pour que même ceux qui sont aveugles puissent voir de quoi on parle. Toute la forme du film est influencée par son sujet, et Kawase, sensibilisée, cherché à faciliter le futur travail d’audiodescription de Vers la lumière. Et quand les mots sont de trop, c’est la musique qui prend le relais de l’émotion, avec le piano mélancolique d’Ibrahim Maalouf.
Parfois snobé par une certaine critique qui voit dans la délicatesse de Kawase un cinéma de l’ennui, Vers la lumière n’as pas été chaleureusement accueilli par la presse cannoise. C’est pourtant une fable radieuse sur l’ouverture de soi, le rapport à l’autre, et la beauté du temps présent. Il paraît que l’essentiel est invisible pour les yeux, alors Naomi Kawase filme avec le cœur, tout en douceur.
Réalisé par Naomi Kawase. Avec Masatoshi Nagase, Ayame Misaki et Tatsua Fuji. Durée : 1H41. En salles le 10 janvier 2018.