La cinéaste Yolande Zauberman clôt avec La Belle de Gaza, sa trilogie de la nuit initiée en 2011 avec Would You Have Sex with an Arab ? et poursuivie avec M en 2018. Ces trois documentaires d’une réalisatrice à l’instinct aussi puissant que sa grammaire de cinéma où se côtoient improvisation et vision, ont en commun d’évoquer la sexualité dans ce qu’elle dit des peuples israéliens et palestiniens (le désir, l’interdit, le viol, les marges, les corps…). Elle évoque, pour FrenchMania, La Belle de Gaza, une quête chimérique d’une beauté folle et l’occasion de donner la parole aux femmes transgenres qui ont fait des nuits de Tel Aviv leur domaine…
Comment est née l’aventure de La Belle de Gaza ?
Ces films sont un peu comme des poupées russes. Chaque film contient le film suivant. Pendant que je faisais Would You Have Sex with an Arab ?, j’ai voulu rencontrer Menahem juste parce que je l’avais entendu parler yiddish dans un film et que ça m’intriguait. Et avant de le rencontrer, j’ai vu sur internet qu’il était sur un site d’enfants violés en milieu ultra-orthodoxe, cela a donné M. Comme il était très attiré par les femmes trans, une nuit, en voiture, je le filme et je vois une très belle femme trans dans la rue. Et je lui dis, regarde comme elle est belle, elle est magnifique. Il sort en courant et la fille s’enfuit. Et j’ai voulu filmer les jambes d’une femme qui s’enfuyait, d’une femme trans qui s’enfuyait. Et donc, on a été dans cette rue qui est devenue la rue de la Belle de Gaza. J’ai filmé trois jeunes femmes trans arabes qui étaient là. Et je leur ai demandé si elles étaient d’accord pour s’enfuir en courant. Elles m’ont dit oui, donc j’ai filmé. Quand je suis rentrée à Paris, Sélim, avec qui je vis et qui parle arabe et qui prend le son sur mes films m’a dit, tu sais que l’une d’entre elles est venue à pied de Gaza. Et là, je me suis dit que ce n’était pas possible, non pas en termes de kilomètres, mais en termes de distance dans la tête… Parce que Gaza était déjà à l’époque, un lieu totalement prisonnier et en plus un lieu mythique, parce que c’était le lieu de Samson et Dalila. Donc, chaque fois que je suis revenue en Israël, j’ai recherché la Belle de Gaza. Et je l’ai recherchée dans cette rue. Dans cette rue qui est dingue, qui ressemble à une rue d’un film de Mizoguchi. Et, tout d’un coup, c’est devenu un film. Cette recherche est devenue la colonne vertébrale de quelque chose qui est devenu, au fond, une autre recherche. Raconter le fait de quitter sa famille, d’être exclue de sa famille, c’est vraiment comme si on leur coupait un bras.
Comment définiriez-vous cette « trilogie de la nuit » qui se clôt avec La Belle de Gaza ?
Comme un miroir tendu aux spectateurs français, dans mon pays. C’est raconter comment on vit quand on est désigné d’une certaine manière et on est tous désigné d’une manière ou d’une autre que ce soit par nos familles, par nos communautés, par nos pays ou nos singularités. Cette question-là court dans tous mes films et je m’approche de gens dont j’ai le sentiment qu’ils vont pouvoir évoquer une situation inouïe comme le fait de traverser des frontières. Je suis passionnée par comment ces personnes voient le monde, voient leur vie, voient les autres. Et puis il y a l’idée de voir les ennemis comme des couples, et, comme quand deux couleurs se mélangent, ils déteignent l’un sur l’autre. Dans le pire et parfois dans le meilleur. Quand Taleen (une miss trans Israël qui fait le lien entre M et La Belle de Gaza, NDLR) était à Paris l’autre jour, on la questionnait sur le conflit et elle a répondu qu’entre son corps et son âme, elle avait fait la paix : « Entre chaque partie de moi qui pouvaient avoir l’air contradictoires, j’ai fait la paix, ça veut dire qu’une paix est possible ».
Qu’avez-vous appris de ces femmes ?
Ces femmes que j’ai filmées elles ont un chemin tellement extraordinaire, dur et beau. En arabe, il y a une expression qui dit « avec mon ventre, avec mon cœur, avec ma tête », il y a un alignement comme ça, il n’y a pas de langue de bois, il y a quelque chose qui se dit très nettement et dans tout dans tous les flous possibles.
Ces trois films parlent d’identité mais beaucoup de sexualité. Est-ce que pour vous c’est la clé ?
La sexualité, moi je trouve que c’est très politique. J’ai découvert avant de faire Would You Have Sex with an Arab ? qu’il y avait une dissymétrie entre les désirs des Palestiniens, des Arabes israéliens et des Juifs israéliens et ça m’a intéressée de comprendre, de voir. Parce que pour désirer l’autre, il faut le voir. Et tout d’un coup, j’ai réalisé à quel point le désir était quelque chose de politique. Et à quel point désirer quelqu’un se comprend dans un contexte.
Quelle est la part d’improvisation et de préparation dans ce film comme pour les deux précédents ?
Rien n’est convenu à l’avance à part le lieu et l’heure du rendez-vous. Mais j’ai une intuition. Et cette intuition, je la garde la plupart du temps pour moi et je me lance. Et là, je ne sais pas ce qui va se passer, c’est la rencontre qui me passionne. Pour moi, pour que faire un film soit une expérience, il faut une part d’inconnu. Dans cette part d’inconnu, il y a une part de rencontre, une part d’accident, une part de fausse piste. Mais je ne filme pas beaucoup et je ne suis pas cynique. J’avance avec des vraies questions et je suis vraiment passionnée par les réponses ou les bouts de réponses que je peux trouver.
Dans ces moments-là, comment vous positionnez-vous ? En tant que femme, en tant que cinéaste, en tant que française, en tant que juive ?
J’ai l’impression que, dans ces moments d’échanges, je suis très française. Il n’y a qu’une Française qui peut poser la question Would You Have Sex with an Arab ?. J’ai l’impression que c’est pareil, aussi avec La Belle de Gaza. Je pense qu’il y a quelque chose chez moi de très français mais toutes mes identités sont là, présentes. On est tous des millefeuilles. Tous faits de plein d’identités. J’ai existé d’abord dans ma vie par le regard. Et quand je rentre dans une salle de boxe, j’ai l’impression que je peux faire comme les boxeurs, j’ai ce truc assez étrange qui me fait penser que par le regard, on a un point de rencontre avec l’autre, un point de porosité. Je parle très peu sur les tournages.
Comment expliquez-vous cet attrait particulier pour la nuit ?
D’abord, je trouve que les nuits documentaires sont les plus belles du cinéma parce que ce sont les seules nuits où on prend le risque d’être borderline au niveau des lumières. D’être vraiment dans quelque chose qui frise presque l’impossibilité. Ensuite, j’adore l’idée de chercher la lumière dans la nuit. Ensuite, je trouve que la nuit rend beau et disponible. Les frontières s’estompent un peu et la parole se libère plus facilement. Plein de choses peuvent se passer la nuit. J’adore la nuit. Et j’adore rendre les gens beaux quand je filme. Et la nuit, c’est plus facile de les rendre beaux.
Est-ce que ce travail documentaire a réveillé en vous des envies de fiction ?
J’ai un projet de film de fiction. J’ai trouvé ma façon d’aborder la fiction en réalisant le film des révélations pour les César. J’ai mélangé les images, des images souvent floues, un peu accidentées, des images affectives… J’aime bien la tension, la double tension. Je trouve que la modernité, c’est un double rythme, une double tension. C’est être dans le présent, dans le passé. Dans La Belle de Gaza, j’avais envie de restituer aux filles que je filmais la place de déesses qu’elles avaient dans les temps anciens. C’est beau de les voir comme des déesses. Pour moi, c’est ce qu’elles sont.