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Festival de Cannes 2023 – journal de bord, épisode 4

par | 24 Mai 2023 | CINEMA, z - Milieu, z- 1er carré gauche

Anatomie d’une chute de Justine Triet (Sélection officielle – compétition)

Le procès d’un couple

Quatre ans après Sybil, Justine Triet revient en compétition avec son quatrième long métrage, Anatomie d’une chute. Moins perfectionniste et virtuose que son précédent film, la mise en scène est ici aussi froide qu’une dissection, l’anatomie de cette chute devenant progressivement celle d’un couple. Isolés à la montagne Sandra (implacable Sandra Hüller), autrice, et Samuel (Samuel Theis) professeur et auteur contrarié, vivent avec leur fils de 11 ans, Daniel, atteint de cécité et toujours accompagné de son fidèle chien. Le film s’ouvre sur une formidable séquence d’ouverture où Sandra va devoir écourter un interview avec une étudiante, car son mari – sûrement pour l’agacer – fait résonner en boucle une version instrumentale du titre « P.I.M.P. » de 50 Cent. Mais quand Daniel, parti se promener, rentre, il tombe sur le corps sans vie de son père dans la neige. La fameuse chute. Entre le suicide et le meurtre, il ne semble n’y avoir qu’un pas, et en adoptant le dispositif du film-procès, genre très prisé ces dernières années dans le cinéma français, Anatomie d’une chute fait de son héroïne l’accusée potentielle. Présentée comme ambitieuse, infidèle ou encore égoïste, Sandra n’est pas épargnée. L’enquête judiciaire recherche une vérité qui ne peut pas exister. Triet décompose les relations de ce couple où chacun et chacune a sa propre vérité et ses interprétations, alors que le personnage d’Antoine Reinartz fascine en avocat général visant à tout prix à prouver la culpabilité de Sandra. Cette dernière confie dans un entretien que dans ses romans, « la fiction détruit le réel », comme un miroir de ce scénario précis, ménageant parfaitement ses effets jusqu’au final. Et si l’adage qui consiste à clamer qu’un grand cinéaste réalise dans le fond à chaque fois le même film est vrai, il n’y a pas de doute qu’il s’applique parfaitement au cinéma de Justine Triet dont les quatre longs métrages (La Bataille de Solférino, Victoria, Sybil et Anatomie d’une chute) tout en explorant des formes et genres différents, dessinent en creux des portraits de femmes d’une immense et rare justesse. La précision et l’ampleur d’Anatomie d’une chute portée par la fascinante Sandra Hüller pourraient nous donner envie de lui remettre tous les prix de la compétition. (DL)

© Arizona Distribution

L’Autre Laurens de Claude Schmitz (Quinzaine des cinéastes)

Braquer le cinéma

L’essence du cinéma du metteur en scène belge Claude Schmitz prend la forme de différents braquages artistiques – souvent sous influence shakespearienne, roi éternel du cassage de codes. C’était le cas au sens propre dans le documentaire Braquer Poitiers (2018) où les braqueurs se retrouvaient désarçonnés par leur otage. Sorti cette année, le merveilleux et labyrinthique Lucie perd son cheval déstructurait et métamorphosait ses récits avec inventivité dans une zone où fiction et réalité s’entrecroisaient. Toujours plus audacieux, L’Autre Laurens, présenté à la Quinzaine des cinéastes, première véritable fiction cette fois, écrite et financée pour le cinéma, s’aventure encore plus loin dans le romanesque et l’hybridité des genres à la lisière du polar et de la comédie absurde. Des mafieux espagnols, un gang de motards et un fantôme aperçu à la frontière… Dès la première scène Schmitz pose un cadre et une ambiance artificielle où chaque plan est minutieusement stylisé par la photographie. De ce braquage de tout un imaginaire bien ancré, le cinéaste laisse s’échapper une galerie d’archétypes de personnages issus des films de Série B du cinéma américain : détective privé, femme fatale, gangsters, duo de flics corrompus (hilarants !), etc. Mais qui est cet autre Laurens qui donne son nom au titre ? L’autre, c’est Gabriel Laurens (magistral Olivier Rabourdin) qui vit en Belgique et enquête sur les infidélités conjugales. Sa nièce Jade, incarnée par Louise Leroy, parfaite baby femme fatale à la moue et aux yeux pétillants, débarque pour le déloger de sa routine solitaire. Elle lui demande de mener une investigation sur la mort de son père, disparu dans un accident de voiture. Réel jumeau méchant, François Laurens est l’opposé de son frère, dont les rapports de gémellité se sont symboliquement effondrés le jour de l’attentat sur les tours jumelles en 2001. Direction Perpignan et l’héritage pas glorieux du défunt qui emmène l’histoire dans une enquête chaotique. Les films de Claude Schmitz jouent tellement avec les formes qu’ils envoient valser toutes nos zones de confort cinématographiques et L’Autre Laurens, parfait braquage, ne vient que confirmer qu’il est un grand cinéaste. (DL)

Augure de Baloji (Un Certain Regard)

L’occulte et le sacré

Si Augure est son premier long-métrage de cinéma, Baloji a un long parcours dans le milieu de la musique, de ses débuts comme MC Balo dans le groupe de hip-hop belge Starflam à la fin des années 90, jusqu’à à ses trois albums solos sortis entre 2008 et 2018.  Metteur en scène de ses propres clips et de plusieurs courts métrages (Zombies, Kaniama Show), on a déjà pu y voir toute l’étendue de son univers visuel prolifique : couleurs vives, superpositions chromatiques, montage dynamique, le tout sur fond de sensualité et de spiritualité (Bleu de nuit). Augure arrive donc comme la suite logique, poursuivant l’exploration esthétique et narrative de cet artiste multifacette. Quatre récits s’y croisent et s’y lient, autour du thème commun de la sorcellerie – pas un hasard quand on sait que « Baloji » signifie « homme de sciences » ou « sorcier » en Swahili. À Bruxelles, c’est d’abord l’histoire de Koffi (Marc Zinga) qui après des années d’exil prépare son retour à Kinshasa, afin de présenter à sa famille sa femme Alice (Lucie Debay) avec qui il s’apprête à fonder la leur. Un retour plein d’appréhensions pour Koffi, stigmatisé dans son enfance par sa famille – notamment sa mère au regard austère – qui voyait en lui un enfant sorcier. Enfant sorcier, c’est aussi l’assignation que porte Paco, jeune gamin des rues de Kinshasa endeuillé par la disparition de sa sœur, qui mène avec son groupe d’amis une existence à la marge, faite de débrouille, de violence et de guerres de gangs. L’accusation de sorcellerie frappe aussi les femmes qui vivent leur vie hors des conventions établies – comme Tshala, la sœur de Koffi, polyamoureuse et voyageuse, qui rêve d’ailleurs (« mais pas en Europe, non merci »). Le récit de Mujila, la mère crainte et respectée de Koffi, vient conclure de manière bouleversante cette exploration de quatre identités complexes et liées. La mort et la spiritualité traversent le récit, structuré autour de jours précis liés aux calendrier religieux (Dimanche des Rameaux, …) et chapitré selon les prénoms de ses personnages (qui apparaissent à l’écran en grandes lettres rouges qui remplissent tout le cadre). Baloji déploie dans ce premier opus un univers foisonnant, stylisé et envoûtant, qui augure un avenir prometteur. (EM)

© REZO

Levante de Lillah Halla (Semaine de la Critique)

Sept fois par terre, huit fois debout

Ce n’est pas un film francophone, mais on s’autorise l’exception car ce film pétillant, politique, queer et girl power venu du Brésil est un véritable coup de cœur. Sofia, 17 ans, est la star de son équipe de volley – une équipe inclusive, où les joueuses choisissent leurs pronoms et leur expression de genre selon leurs souhaits, sous l’œil bienveillant de leur coach Sol. Mais le jour où Sofia se découvre enceinte, c’est tout son futur qui se retrouve compromis – y compris sa bourse d’études pour partir au Chili. Entourée de son équipe, et de son amoureuse, soudées comme une famille, et avec son père à ses côtés, Sofia entame un parcours de la combattante pour tenter de contourner les lois et la pression religieuse d’un pays qui l’empêche de disposer de son corps comme elle le voudrait. Si l’oppression d’un système patriarcal est omniprésente autour d’elle, la bienveillance et le pouvoir du collectif sont les forces motrices au centre de ce film tourné quand Bolsonaro était encore au pouvoir. Une énergie qui se répercute dans la mise en scène de Lillah Hallah, grâce à son montage dynamique, son générique rose fluo, ses inserts sur des détails composant l’univers des personnages, ou encore sa musique énergique, beats de reggaeton pêchu qui donnent envie de danser en même temps que les personnages dans le plan. Débordant d’énergie, celle du désespoir, de la joie, comme de la survie, Levante est un film puissant, pop et politique, porté par des héroïnes gouailleuses et charismatiques ; et qui (ré)invente le cinéma comme acte de résistance, et à la fois comme acte de joie. (EM)

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